précédent

Communiqué - Lois sur le statut de l'artiste

prochain

Avis de consultation de radiodiffusion CRTC 2020-336 - Phase 2

mot de l'arrq | 14 FÉV 2020

Le rapport Yale. Des gains possibles pour les créateurs francophones en télévision?


Le 29 janvier dernier, le « Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications » déposait son très attendu rapport, résultat d’un travail colossal réalisé en relativement peu de temps. Le rapport contient 97 recommandations adressées au ministre du Patrimoine canadien et au ministre des Sciences, de l’Innovation et de l’Industrie en vue de la révision des lois qui gouvernent les médias canadiens. L’ARRQ y a participé trois fois plutôt qu’une, ayant comparu devant le groupe d’examen et déposé un mémoire en compagnie de ses partenaires syndicaux de l’AQTIS, de la SARTEC et de l’UDA et ayant aussi contribué aux mémoires de la Coalition pour la Diversité des Expressions Culturelles (CDEC) et de la Coalition Culture et Médias (CCM).

Notre première réaction a donc été d’aller vérifier dans le volumineux rapport si on y avait retenu nos propositions. À première vue, le bilan est plutôt positif, plusieurs de nos demandes ayant trouvé écho dans le rapport.

Sans doute l’élément le plus important qui ait été retenu c’est la reconnaissance de l’urgence d’agir alors que les géants du numérique bouleversent notre système de radiodiffusion. Les acteurs culturels ont crié en chœur « au feu! » et le groupe d’examen a bien entendu le message. D’ailleurs, le rapport s’intitule « Le temps d’agir ». Bien que le groupe d’experts avait essentiellement pour mandat de faire des recommandations d’ordre législatif, sa recommandation numéro 84 reprend presque textuellement l’une de nos demandes et suggère au gouvernement d’ordonner immédiatement au CRTC de revoir l’exemption pour les plateformes numériques afin d’obliger celles-ci à contribuer à la création et la mise en valeur du contenu canadien. Et ce, avant même tout changement législatif. Amazon Prime, Disney + et autres Netflix pourraient ainsi devoir investir un pourcentage de leurs revenus en création de contenu canadien dans les deux langues officielles dès à présent si une telle mesure était adoptée par le gouvernement fédéral. Quand on sait que le processus législatif peut prendre des années et qu’un projet de loi Libéral pourrait être battu en chambre dans un contexte de gouvernement minoritaire, c’est sans doute une recommandation qui mérite d’être réclamée haut et fort au lendemain du rapport : il faut agir avant même de s’attaquer aux lois.

Au chapitre des recommandations législatives, il y en a plusieurs que nous pouvons célébrer. Mentionnons l’obligation de contributions au contenu canadien par le biais de dépenses ou de redevances des « curateurs de contenu » (Amazon Prime, Crave, Illico, Netflix), des « agrégateurs de contenu » (Spotify, Itunes) et des sites de partage (YouTube, Facebook), l’obligation pour toutes les entreprises médiatiques numériques de s’enregistrer auprès du CRTC, qu’elles soient canadiennes ou étrangères, l’obligation de transparence au niveau de leurs  données et de leurs algorithmes de recommandation, les obligations de contribution et de « découvrabilité » des contenus canadiens et surtout l’élargissement des pouvoirs du CRTC, rebaptisé le CCC (Conseil Canadien des Communications) par le groupe d’experts, afin qu’il puisse informer, surveiller et imposer ses décisions. On y recommande aussi que le Conseil ait des « attentes » auprès des « entreprises de curation » pour qu’elles aient un « pourcentage raisonnable » de productions où « tous les postes clés de création sont occupés par des canadiens ou des canadiennes », ce qui nous concerne directement et dont on peut se réjouir, bien qu’on parle « d’attentes » et non « d’obligations » et qu’on ne définit pas ce qui constituerait un pourcentage « raisonnable ».

Autre recommandation qui nous a particulièrement plu, le groupe d’experts souhaite que notre diffuseur public CBC/Radio-Canada dispose d’un meilleur financement et qu’il soit prévisible et pérenne, ce qui lui permettrait d’assurer un mandat renouvelé pour l’ère numérique qui soit recentré sur son rôle de service public.

Toutes ces recommandations auraient certes pour effet d’améliorer la création, la production et la découvrabilité du contenu canadien et les acteurs culturels du milieu dont l’ARRQ font partie y ont évidemment réagi positivement.

Mais après les fleurs, parlons un peu du pot. Nous espérions que le rapport Yale recommande une contribution des fournisseurs de services internet et des fournisseurs de services de télécommunication à la création de contenu canadien, puisque leurs réseaux transportent majoritairement des données liées au contenu médiatique. D’autant plus que ces entreprises sont intégrées; les Bell ou Québecor sont à la fois diffuseurs traditionnels, plateformes numériques, câblodistributeurs, fournisseurs de services internet et de télécommunications. Le groupe d’experts a préféré voir les entreprises engagées dans des activités de télécom contribuer, certes, mais uniquement à l’élargissement et l’entretien du réseau large bande sans qu’elles soient tenues de contribuer au contenu. Comme l’a résumé Monique Simard, membre du comité Yale, « les entreprises qui fournissent du réseau contribuent au réseau et les entreprises qui fournissent du contenu contribuent au contenu ». C’est une position qui se défend et qui a l’avantage de la simplicité en préservant la séparation entre les lois actuelles de la radiodiffusion et des télécommunications. Mais reste à savoir s’il y aura assez de contributions financières à la production de contenu canadien sans l’apport des télécoms. On nous assure que oui mais le groupe d’experts n’a pas cru bon publier ses chiffres à l’appui. La production francophone en particulier est chroniquement sous-financée. Et l’espoir n’est pas uniquement de maintenir le niveau de financement actuel mais de l’augmenter substantiellement si l’on veut pouvoir s’imposer sur les marchés canadien et international.

Parlant de la production francophone, nous avons aussi regretté que le comité ne réitère pas dans ses recommandations que le marché francophone n’obéit pas aux mêmes règles que le marché anglophone. En effet, les productions anglophones disposent de financement international qui entraine à son tour des crédits d’impôt supplémentaires. Elles disposent aussi d’une plus grande répartition du financement public. Le résultat net c’est que les budgets des productions anglophones sont largement supérieurs aux nôtres et qu’elles sont d’emblée plus compétitives dans l’abondance de contenu qu’offre un univers numérique sans frontières. Des recommandations spécifiques pour améliorer la situation de la production de contenu canadien francophone auraient donc été bienvenues de la part du comité Yale. Le comité l’a plutôt laissé soumise aux lois du marché sans lui donner les armes nécessaires pour être concurrentielles, à la fois sur le marché canadien et international.

Car c’est peut-être justement au niveau du financement du contenu canadien que je considère que le comité a erré en faveur des grands joueurs médiatiques. À la recommandation 66, le groupe d’experts suggère de « rediriger les redevances règlementaires auparavant octroyées au Fonds des médias du Canada vers des fonds de production indépendants certifiés ». Pourquoi rediriger des fonds d’un organisme parapublic vers des fonds privés? Le FMC peut être un meilleur gardien de l’intérêt public en veillant, par exemple, à la diversité des genres d’émissions qu’il finance, au ratio d’émissions d’intérêt national et au ratio de partage entre les marchés francophone et anglophone (actuellement 1/3 - 2/3). C’est un organisme plus transparent et redevable à la population canadienne qu’un organisme privé dont les critères sont uniquement dictés par des impératifs commerciaux. Ainsi, les contributions du câblodistributeur Bell iraient au Fonds Bell pour financer les émissions de Bell Media et les contributions du câblodistributeur Vidéotron iraient au Fonds Québecor pour financer les productions de TVA, toutes parties de l’empire Québecor. Comme l’a résumé Monique Simard lors d’une rencontre avec les membres de la CDEC à laquelle j’assistais : « L’argent privé reste privé. L’argent public reste public ». En réalité, elle aurait dû dire « L’argent privé reste privé. L’argent public devient privé » car l’argent public ira supporter des intérêts privés. Et l’organisme qui va le gérer, le nouveau Fonds des Médias (fondu avec Téléfilm Canada soit dit en passant) ne serait plus alimenté que par des subventions gouvernementales plutôt que par des redevances venant du privé.

Ce n’est pas le seul cadeau que le groupe d’experts entend faire aux grands groupes médiatiques canadiens. On leur a aussi ouvert les portes des crédits d’impôt pour les productions de sociétés liées à un diffuseur. C’est un coup dur pour les producteurs indépendants qui perdent ainsi un avantage concurrentiel. Les créateurs pigistes que nous sommes y perdront donc eux-aussi au change.

Du côté des grandes plateformes numériques étrangères comme Netflix et autres Disney +, là-aussi on a gardé le principe de « l’argent privé reste privé ». Plutôt que de leur imposer des redevances monétaires qui alimenteraient un fonds  tel que le FMC, le comité Yale recommande de leur imposer des obligations de dépenses en contenu canadien. Ainsi, Netflix n’aura qu’à investir dans des productions Netflix canadiennes pour rencontrer ses obligations.

En somme, pour les grands joueurs médiatiques, qu’ils soient canadiens ou étrangers, ce serait du chacun pour soi. Chaque entreprise dépenserait son argent sur le contenu canadien comme il l’entend. Avec une diminution du pouvoir financier des institutions publiques canadiennes, uniquement dépendantes de subventions, ce serait presque une situation de libre marché. La culture canadienne serait ainsi essentiellement confiée aux grandes entreprises. Le danger qui guette c’est que Disney, Amazon et Netflix ont des moyens immenses et qu’on pourrait leur livrer le marché canadien des médias sur un plateau.

Dans ce contexte, seul un diffuseur public libéré des impératifs commerciaux pourrait résister à l’envahisseur et être un phare pour la culture canadienne. Mais ses moyens n’égaleraient jamais ceux des géants du web.

Au final, le rapport du Groupe d’experts contient assez de recommandations favorables à la création et la production de contenu canadien pour qu’il mérite qu’on l’appuie. Mais il faudra être vigilant quant à ce que retiendra le futur projet de loi de Patrimoine canadien et dans l’application qu’en ferait éventuellement un nouveau CRTC appelé « Conseil Canadien des Communications ». Comme le dit l’adage : le diable est dans les détails.

Le rapport déposé, le travail des associations de créateurs et de producteurs ne fait que commencer.


Gabriel Pelletier
Président

retour aux actualités

autres mot de l'arrq